J'ai toujours publié la pensée des autres

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A 82 ans, Charles Ehlinger travaille toujours pour l’édition en traduisant des ouvrages à caractère religieux.

 

S’il est un homme qui a influencé la destinée religieuse et professionnelle de Charles Ehlinger, c’est bien le Père Antoine Wenger. Mais pas en tant que rédacteur en chef de La Croix, poste qu’il occupa de 1957 à 1969. C’était bien avant, en 1939. Dix neuf années durant Directeur littéraire du Centurion, la maison d’éditions de Bayard, Charles Ehlinger témoigne…

« C’était la guerre, et parce que les collèges et séminaires proches de la frontière allemande durent se replier vers l’intérieur moins exposé j’ai fait ma sixième dans l’alumnat assomptionniste de Miribel-les-Allues, dans l’Isère, au pied de la Grande Chartreuse. Parmi les professeurs de l’établissement : un certain frère Wenger, encore jeune étudiant en attente de mobilisation ; il subjuguait et enthousiasmait tous les élèves Revenu dans mon Alsace vosgienne pour les vacances de l’été 1940, à douze ans j’ai vu rapidement l’Alsace-Lorraine hermétiquement annexée par les Allemands. Du jour au lendemain le poste frontière, avec chiens et policiers, s’est installé dans mon petit village d’Urbès, nous coupant complètement de la France. Pendant ces années difficiles, j’ai été inscrit durant quatre ans au lycée de Mulhouse, qu’avait fréquenté autrefois Albert Schweitzer. L’enseignement était exclusivement en allemand. Les occupants détruisaient systématiquement tout ce qui pouvait rappeler la France, nos souvenirs, nos livres d’histoire.. Nous n’avions pas le droit de parler français. Cela m’est toujours resté gravé… »

 

On nous appelait les perruches

Aussi, dès 1945, suivant sa vocation religieuse naissante, Charles Ehlinger intégre le noviciat des Assomptionnistes à Pont-L’Abbé d’Arnoult, en Charente-Maritime. Pourquoi les Assomptionnistes ? « Le bon souvenir de Miribel, peut-être l’attrait de la presse, la Congrégation était connue pour possèder La Croix, confie Charles Ehlinger. J’avais déjà un peu l’envie de la communication, elle a dû jouer. Mon séjour, pourtant, est de courte durée. Pour des raisons de santé, je me retrouve dans un sanatorium pour étudiants dans la Forêt Noire, zone sous contrôle français. Guéri, j’étuidie la théologie aux Facultés catholiques de Lyon, habitant dans la Résidence Provinciale de la colline Debrousse, à Lyon, où ma route croise à nouveau celle du Père Wenger.Cela dure quatre ans pendant lesquels nous apprenons à nous connaître et à nous apprécier, pendant des randonnées pédestres par exemple…ou pendant la vaisselle. Comme nous étions souvent ensemble, un esprit malicieux nous appelait les perruches…

Et puis je suis parti entreprendre des études bibliques à Rome, puis à l’Université de Strasbourg. En 1957, je reviens à Lyon prendre en charge des jeunes prêtres dont la plupart avaient d’ailleurs le même âge que moi. Depuis Lyon, je commençais aussi à exploiter mon goût pour l’écriture puisque, de 1957 à 1964, j’assurais une bonne partie de la chronique des livres religieux de La Croix. C’est sans doute ce qui a incité ma Communauté – le père Wenger y aura été évidemment pour beaucoup – à m’envoyer prendre du service dans la capitale à la Bonne Presse, non pas rue Bayard, mais dans le département édition, qui était alors hébergé rue de Babylone »

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1976 : Georges Brassens en visite au « Centurion » qui vient de publier son témoignage

 

Les deux coquettes

C’est le début d’une grande aventure littéraire. A l’arrivée de Charles Ehlinger, il n’y a pas si longtemps que, pour le département édition, le nom de « Centurion » a été adopté, ce qui est jugé plus vendeur sur la couverture d’un livre que « La Bonne Presse ».

« Dix-neuf années extraordinairement enrichissantes, résume Charles Ehlinger. J’ai tout de suite été initié à l’édition par des hommes d’expérience comme Claude Chichet ,Georges Kahn ou Raymond Bourne. A dire vrai, je ne sais plus très bien quand je suis devenu « directeur littéraire ». Je vivais dans la Communauté, cours Albert 1er puis rue François 1er et c’est un soir en rentrant que j’ai découvert le titre sur une de mes fiches de salaire qui, comme c’est la règle, était directement transmise, avec le salaire, au Père Econome.. Dans la journée, nous occupions, rue de Babylone, les locaux d’une ancienne fumisterie. Alors, la grande plaisanterie, un des premiers automnes, quand quelqu’un nous téléphonait pensant s’adresser au précédent propriétaire, c’était de répondre : « Nous sommes toujours fumistes, mais plus les mêmes…» En réalité, nous ne l’étions pas du tout. Nous éditions même des gens très sérieux comme le père Wresinski, de ADT-Quart-Monde ou Monseigneur Rodhain, le cardinal Marty, des gens aussi différents que l’Abbé Pierre et Gilles Vigneault, mais aussi des collections de théologie, de pédagogie et, sous la direction de Hervé Lauriot-Prévost, des livres de jeunesse. Avec, toujours, une grande interrogation à chaque sortie de titre : comment va-t-il marcher ? C’est ainsi qu’un livre dans lequel se confiait Simon Perès et sur lequel nous fondions de gros espoirs n’a pas obtenu le tirage escompté dans la mesure où il tombait en plein dans l’élection de François Mitterrand, en 1981.

Parmi les auteurs à succès : Monique Brossard-Legrand et Sœur Emmanuelle. Je me souviens avoir amené cette dernière à Vannes, à une réunion du syndicat des libraires religieux . Dans l’avion de l’aller, je voyais ce petit bout de femme recroquevillée sur son siège qui ne disait rien et j’étais un peu inquiet – elle était moins connue que maintenant, je ne savais rien sur sa personnalité. Mais arrivée dans la salle où nous étions attendus, elle a pris les choses en mains et secoué tout le monde, comme une vraie star. Sœur Emmanuelle et Monique Brossard, nous les appelions d’ailleurs « Nos deux coquettes ». Un tantinet cabotines, mais tellement professionnelles. Une collection qui marchait fort, c’était celle que dirigeait Jacques Duquesne, qui était consacrée à des interviews, menées par des journalistes connus comme « Les Yeux ouverts », de Marguerite Yourcenar, entretiens avec Mathieu Galley et « Toute ma vie pour une chanson » de Georges Brassens, interrogé par le Père André Sève, auteur maison prolifique, notre best-seller : plus de 400.000 exemplaires…Au fond, j’ai consacré ma carrière à publier, mais à publier la pensée des autres ; heureux d’avoir pu réaliser moi-même la grande interview de François Varillon « Beauté du monde et souffrance des hommes », juste avant de quitter Le Centurion… »

 

Trente ans de presse catholique

En 1983, changement de décor. Quittant les assomptionnistes pour des raisons strictement personnelles, Charles Ehlinger ne pouvait plus représenter la Congrégation dans la maison d’édition. Il s’installe dans un studio du côté de la place Saint-Ferdinand à Paris et entre chez DBB, une maison d’édition concurrente.

« La collaboration avec DBB durera cinq ans, précise Charles Ehlinger, et j’aurais la satisfaction, pendant cette période, d’éditer cinq titres du père Wenger. Seulement cinq ans parce que la maison procède à une restructuration. Nous sommes en 1988, je prends ma retraite et j’achète un appartement à Saint-Gratien, dans le Val d’Oise. Mais ma collaboration avec La Bonne Presse devenue Bayard ne cesse pas pour autant. Au cours d’une manifestation, je rencontre Yves Beccaria qui me demande de jeter un regard attentif sur différents projets maison, de les analyser et de rédiger des rapports détaillés. Ce que me demandera aussi, quelque temps plus tard, Anne-Marie de Besombes. Et en 1995 et 1996, je rédige pour Bayard un gros volume de 350 pages intitulé « Lignes de force de Bayard Presse » qui condense les longues interviews que j’ai recueillies des acteurs marquants de l’entreprise au cours des trois décennies précédentes. Une véritable « bible-mémoire » interne, en quelque sorte… »

Aujourd’hui, Charles Ehlinger est âgé de 82 ans. Mais toujours littérairement actif  dans son immeuble de Saint-Gratien dont il fut, dix ans durant, secrétaire du Conseil Syndical. S’il ne publie plus la pensée des autres, il la traduit de l’allemand ou de l’anglais, afin de la transcrire dans des ouvrages religieux et bibliques édités par les éditions du Cerf.

Les derniers en date – avril 2009 : Un certain Juif Jésus de John Paul Meier et Le Seigneur Jésus-Christ de Larry W.Hurtado. Il y en aura d’autres…

Guy Deluchey