Comment La Croix est née en 1883

et comment d’un pari osé,

une poignée d’hommes

et un atelier de femmes ont fait un succès

 

Non, ce n’est pas une plaisanterie. La Croix est née sur le toit d’une chapelle. Ses premiers bureaux et son premier atelier furent installés sous une verrière, dans des baraques bricolées sur le toit de zinc de la chapelle de la communauté assomptionniste du 8 rue François Ier. On en descendait par un escalier en colimaçon, une fois la toiture traversée sur une étroite passerelle. Prise le 23 mai 1883, au soir d’une visite de Don Bosco rue François Ier, la décision de lancer un quotidien avait longtemps mûri entre les principales figures de la congrégation. Début mai, on avait même prié pour cela en pèlerinage à Jérusalem.

AI_Rue_Francois_Premier

 


Bâtiment du 8 rue François-1er. Baraques au dessus de la chapelle où commenca La Croix en juin 1883.

 



Le P. François Picard, second supérieur général de la congrégation, le P. Vincent de Paul Bailly et le comte Henri de l’Epinois, actif militant du projet, évoquèrent d’autres titres, le « Catholique » ou le « Crucifix », mais on s’en tint à celui de la revue à laquelle succédait le quotidien : « La Croix ». On prit une autre décision lourde de conséquences, car le journal lui doit sa longévité : La Croix serait uniquement « catholique », sans attache politique partisane.

Pas d’argent, pas d’immeubles, pas de moyens industriels. Le seul Pèlerin servit de fusée porteuse et trouva les premiers abonnés, cinq mille en deux semaines. Le prix fut l’objet inattendu de la première bataille. La Croix visait un public populaire et choisit pour cela le petit format, quand les journaux sérieux – 51 à Paris dont 7 catholiques - paraissaient en grand format. Ils étaient chers, 15 centimes, et inaccessibles à la masse catholique. La Croix se vendit donc un sou. Le mot, populaire, fit problème. Le gouvernement menaça – seul le système métrique est légal - et il fallut s’incliner : on inscrivit « cinq centimes » sous le titre, mais pendant plusieurs semaines on brocarda les autorités dans une « rubrique du sou », à grand renfort de dessins satiriques.

Début 1884, la deuxième attaque vint de catholiques qui se disaient scandalisés de voir Jésus crucifié « étalé sur une feuille destinée à traîner partout ». L’archevêque de Paris céda aux pressions et « conseilla » le retrait ; un actif lobbying à Rome, assorti d’informations catastrophistes sur une brutale chute des ventes, obtint du cardinal Pitra l’autorisation de le remettre. Le crucifix de 15 centimètres de haut reparut le 5 avril pour le dimanche des Rameaux. Il restera en frontispice jusqu’à l’automne 1956.

Techniquement, la production de la Croix est un miracle quotidien. Le journal n’a que deux rédacteurs, le P. Bailly, qui signe d’un pseudonyme, « Le Moine », et le comte de l’Epinois. Autour d’eux, une poignée de collaborateurs, qui deviendront les cadres de la future Bonne Presse, trois auxiliaires, François Hervagault, Emile Petithenry et Gabriel Strous, et trois administratifs, Auguste Faigle, Louis Lebrec et Georges Schaeffer. Ajoutons neuf ouvriers typographes dont les exigences, celles des ouvriers imprimeurs de presse, sont indigestes pour le P. Bailly, tout à son œuvre et pas encore habitué aux traditions d’un quotidien : un dépassement, même limité, d’un temps de service, ouvre ainsi droit au paiement d’un second service complet. D’où son projet, aussitôt mis en œuvre, d’un atelier « chrétien ».

En attendant, les « formes », cadres métalliques dans lesquelles sont bloquées les lignes de plomb formant une page, sont descendues malaisément du toit de la chapelle puis portées en voiture à cheval jusqu’à l’imprimerie, rue Hérold, avant que les journaux imprimés soient ramenés pour être expédiés vers 15h30, La Croix étant un journal du soir daté du lendemain. Jamais une « forme », ne s’est « mise en pâte », perdant d’un coup toutes les lignes, ce qui aurait obligé à refaire toute la composition et le montage. Un vrai miracle.

Il fallait à La Croix sa propre imprimerie. D’abord chargées de trouver des locaux - c’est fait début 1884 - les sœurs Oblates de l’Assomption devront aussi former des apprenties compositrices. Initiative originale : La Croix aura pendant plus d’un siècle le seul atelier français de composition de presse quasi exclusivement féminin. Le 1er février 1887, le P. Picard, fondateur du journal avec le P. Bailly, bénissait la première rotative de La Croix, achetée d’occasion à un journal… communard, « Le Cri du Peuple ». 3 rue Bayard, l’imprimerie prenait forme dans l’ancien atelier du peintre et graveur Gustave Doré, et les jeunes apprenties commencèrent bientôt à composer et à monter La Croix. Elles n’avaient jusque là travaillé que sur l’hebdomadaire (le Pèlerin) ou des mensuels, qui n’exigeaient pas la rapidité que demande le quotidien. Les autres services vont suivre, pliage des journaux, brochage pour les revues, expéditions, administration des abonnements. En 1888, une nouvelle rotative, plus rapide, témoigne des progrès de La Croix qui tire en 1889 à plus de 100 000 exemplaires.

Mais produire un quotidien est une chose, le vendre et trouver un équilibre financier en est une autre. Nécessité faisant loi, La Croix accepte le 21 février 1885 les premières annonces commerciales, dont elle voulait se passer à ses débuts. Mais il faut aussi toucher le public. Du constat qu’il ne coûte pas plus cher d’envoyer par le train un paquet de journaux plutôt qu’un seul, naît l’idée de confier la « propagande », comme on disait alors, à des comités locaux. Ceux-ci achètent un certain nombre d’exemplaires au prix de 1 centime, retirent le paquet à la gare et les vendent, notamment à la porte des églises, ou les diffusent aux abonnés. Pour le premier congrès de La Croix, en mars 1889, il y a environ deux mille comités dans le pays. On aura même bientôt de véritables équipes de diffusion, les Chevaliers de La Croix et, pour les jeunes militants, les Pages de la Croix. Ils diffusent aussi le Pèlerin et les autres titres de ce qui s’appelle depuis 1889 la Maison de la Bonne Presse.

Celle-ci se développe vite et La Croix avec elle, dont la rédaction s’étoffe, bien qu’il soit difficile d’en connaître l’effectif exact à l’époque (15 en 1897 ?), car on signe peu et par pseudonyme : Le Moine, bien sûr, mais aussi Le Père, pour le RP. Picard, Le Paysan (M. Tardif de Moidrey), Le Sage (l’abbé Simonis, député alsacien au Reichstag allemand), Le Laboureur (RP. Debauge) ou encore Pierre l’Ermite. L’abbé Edmond Loutil signera sous ce pseudonyme des chroniques hebdomadaires très suivies, du 4 octobre 1891 au 20 avril 1959 !

Mais La Croix, furieusement engagée dans la bataille politique au nom de la défense catholique, s’est fait bien des ennemis au sein du pouvoir républicain anticlérical. Sa violente campagne anti-dreyfusarde et antisémite n’arrange rien. Et la sanction tombe. Sous un prétexte futile, la congrégation assomptionniste est dissoute par la justice en janvier 1900, ses biens saisis. Le numéro 2203 de La Croix, daté du 1er et 2 avril, ouvre par ces lignes laconiques : « En raison de diverses circonstances survenues en ces dernières semaines, la rédaction de la « Croix » a été transférée ces jours-ci, rue Bayard, n°5, près l’imprimerie. »

Yves PITETTE